Résistance ouvrière

 

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LA SEYNE ET LA RESISTANCE

LES FORGES ET CHANTIERS DE LA MEDITERRANEE

1942-1944

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Périodes et faits vécus par un militant CGT clandestin

Croix de guerre avec étoile de vermeil pour sabotages et grèves

 

Lorsque que l'on évoque la place de La Seyne dans la Résistance, notre pensée va aux morts de la "drôle de guerre", aux militants emprisonnés dès le lendemain de la défaite, aux prisonniers et aux déportés morts en captivité, aux Seynois morts dans les rangs des Forces Françaises Libres sur tous les fronts (Terre - Air - Mer), à ceux qui sont tombés dans les maquis, aux fusillés du Poste de Police et d'autres.

C'est déjà un lourd tribut, pour une population de moins de 30.000 habitants que comptait la ville de La Seyne en 1939.

Que leur mémoire soit inscrite dans nos rues, avenues, boulevards est le signe que leur sacrifice demeurera un exemple toujours vivant pour les générations à venir.

Ce qui est moins connu, sinon versé dans l'oubli, c'est la résistance massive, organisée des Seynoises et des Seynois, dans la vie de tous les jours contre l'occupant.

Entre toutes, la bataille des travailleurs des Chantiers Navals, n'est jamais évoquée lors des commémorations officielles, au Monument aux morts, des anniversaires de la libération de La Seyne.

Que l'Histoire retienne la grande grève des mineurs du Nord-Pas-de-Calais, l'héroïque “Bataille du rail” de nos camarades cheminots et d'autres grandes luttes des travailleurs français justifient pleinement ce qu'a dit un grand écrivain français :

“Seule dans sa masse, la classe ouvrière est restée fidèle à la Patrie profanée”.

Alors, LA SEYNE ? Oubli ? Ignorance ? Ne mérite pas d'être citée ?

Hommage, pourtant, doit être rendu à La Seyne ouvrière et populaire.

Cela a été fait par le Gouvernement de l'époque, le 11 Novembre 1948 qui a décerné à la Ville de La Seyne la Croix de Guerre avec Étoile de Vermeil.

“La Ville de La Seyne, pointe extrême du camp retranché de TOULON, a résisté pendant toute la guerre aux exigences de l'ennemi. Sa population ouvrière a entravé en permanence par des sabotages et des grèves la production au détriment des forces italiennes et allemandes”.

LES CHANTIERS NAVALS DE LA SEYNE TIENNENT UNE PLACE IMPORTANTE

 

Il m'est difficile de parler de la Résistance Seynoise. On ne rapporte que ce que l'on sait. Ce que je sais se limite à la période 1942-1944 et seulement sur les grands évènements dans les Chantiers Navals. Les F.C.M.

Le 22 Juin 1942, je suis embauché à l'École de soudure à l'arc. La construction navale, du fait des besoins énormes en navires de toutes sortes, a fait de rapides progrès pour réduire les délais de construction.

Si le rivetage demeure la forme rituelle d'assemblage, la soudure à l'arc a fait son apparition. D'où la nécessité de former des ouvriers soudeurs en grand nombre. Une école de soudure est ouverte depuis peu, elle forme en six mois environ 20 ouvriers.

Des soudeurs, mais pas seulement pour les chantiers. L'Allemagne en a besoin sur ses propres chantiers.

La main d'œuvre des pays occupés est toute choisie, d'autant que l'Allemagne étend ses conquêtes : les nécessités de la guerre l'obligent à libérer ses propres ouvriers pour les transférer sur les fronts.

 

JUILLET 42 : LA TÔLERIE - SALLE DE PROPAGANDE POUR LES VOLONTAIRES EN ALLEMAGNE

Début Juillet 1942, la Direction , en tout cas quelques cadres (rares) gagnés à l'idéologie nazie, rameutent le personnel dans le vaste atelier de la tôlerie.

Un cadre allemand, le Dr LEIGHT, y tient une conférence pour vanter les mérites de la collaboration, les avantages matériels du travail en Allemagne et lance un appel aux volontaires.

La présence massive du personnel ne signifie pas adhésion ; la hiérarchie - du cadre au chef d'équipe - joue de tout son poids actif ou passif.

Malgré cela, un certain nombre d'ouvriers s'esquive au sortir des ateliers ; les lieux isolés, les bords de mer, les “ateliers” sous les cales sont des lieux de sécurité et pour beaucoup de surprise.

Que l'on ne soit pas seul, que nous nous retrouvions plusieurs suffit. Car cette présence “ici et là bas” veut dire beaucoup. C'est en 1942, l'Allemagne avance partout, écrase ses adversaires et quelques dizaines d'ouvriers ne se rendent pas à une conférence, somme toute officielle. Il y a donc une communion de pensée, une opposition affirmée. Le résultat de cette opération de propagande n'a pas dû être jugé satisfaisant car dès l'automne commencèrent les contrôles d'identité à la porte principale. Ils concernaient en particulier les jeunes des classes 40 et 41.

Mais très vite la parade fut trouvée.

Les jeunes visés par ces mesures accentuées par l'instauration des STO fin 1942, ne rentraient ni ne sortaient par la porte principale. Le passage se faisait par le mur allant de La Présentation, jouxtant le vaste atelier de soudure, jusqu'à l'entrée dès Mouissèques. Certains empruntaient même le bord de mer à l'extrémité du petit port des Mouissèques près de l'atelier mécanique. Rares furent les volontaires pour le travail en Allemagne. Par contre chacun s'efforçait d'échapper aux réquisitions de certaines catégories d'ouvriers qualifiés. Ce fut le cas dans de nombreux ateliers : chaudronnerie, turbines, etc... J'ai en mémoire celui de la soudure. L'examen réussi attribuait la qualification OP1 et même OP2, et donc des augmentations de salaires conséquentes. Quelques apprentis ratèrent volontairement l'essai et restèrent des OS pour ne pas partir en Allemagne. Pour ma part, je dus rejoindre la “Manoeuvre” que dirigeait un vieil ouvrier devenu contremaître Monsieur NUVELONE, un brave type qui avait des sentiments antinazis réels (Il y en avait quelques uns qui étaient allergiques à la “collaboration”). Soupçonna-t-il les raisons des échecs à l'examen ? Peut-être. Il me proposa la conduite d'un “Titan”, ce dont je le remerciais. Cet emploi exige un travail collectif, une coordination entre les ouvriers à terre ou à bord et le grutier . Pour la pose de certaines grosses pièces, le moindre écart peut provoquer des graves incidents mécaniques ou accidents de personnes. Aussi, il y avait des liens amicaux entre nous. Liens aussi avec les équipages des contre-torpilleurs français rescapés de la tragédie de Mers El Kébir en 1940. Chacun travaillait consciencieusement mais sans véritable motivation. Il fallait gagner son salaire, trouver à manger, même au “marché noir”, la “bouffe” était bien souvent le contenu des discussions, des conciliabules devant les "marronniers, tableaux où tout le personnel décrochait et accrochait les “marrons” (jetons justifiant la présence au travail).

 

LE 27 NOVEMBRE - LES ALLEMANDS AUX FCM

Le 8 Novembre 1942, les alliés débarquent en Afrique du Nord. Les Allemands se replient. L'armée de ROMMEL n'a pu prendre l'Egypte et se trouve prise entre deux feux. Cet évènement donne lieu à des échanges entre ouvriers. Certains croient déjà à l'arrivée prochaine des alliés, d'autres sont plus prudents mais un fait est certain, désormais même si le pain reste la préoccupation première, l'apathie face à la guerre, et à son devenir, fait place à un espoir : la libération est possible et avec elle la fin des ventres vides.

 

LE SABORDAGE DE LA FLOTTE A TOULON ET D'UN CONTRE-TORPILLEUR AUX FCM

Des centaines de salariés des FCM habitaient le long de la côte : Mouissèques et sa petite rade, Bois Sacré, Balaguier, St Mandrier. J'habitais avec ma famille entre les Mouissèques et le Bois Sacré (Pin de Grune), un hameau d' une quarantaine de familles. Le 27 Novembre, au petit matin, des explosions violentes réveillent les habitants ; tout notre quartier est vite rassemblé, inquiet, s'interrogeant. En face dans l'Arsenal, les incendies font rage, les explosions se succèdent. Dans le ciel, des avions lancent des fusées éclairantes surtout du côté de la passe de SAINT MANDRIER.

Chacun croit à un bombardement d'avions venus d'Afrique du Nord. Puis vers six heures, deux baleinières accostent à un ponton de bois ; des marins français débarquent et grimpent le chemin d'accès au hameau. Ils nous expliquent rapidement le sabordage, l'entrée des Allemands dans l'Arsenal, les combats, la fuite. Ils demandent des vêtements civils. 7 heures 30. Les ouvriers des chantiers sont rentrés. Ils se rassemblent devant la darse face à la direction, à droite de la porte principale. Ils commentent les nouvelles. Devant nous, les marins sont tous sur la plate-forme avant du contre-torpilleur ; certains d'entre eux s'affairent plus que d'autres ; protégés par leurs camarades, ils ouvrent les dernières vannes le navire donne déjà de la bande.

Tout à coup, les hurlements des premiers soldats allemands qui viennent de passer la porte nous prennent tous au dépourvu et nous glacent. Aux cris, aux ordres lancés, succèdent bientôt les rafales de mitraillettes en direction de nos marins. Trop tard, le navire est déjà enfoncé dans l'eau jusqu'à la moitié de la coque. L'équipage, officiers en tête, abandonne le bateau. Il s'avance vers la porte principale, groupé, discipliné, fier de son devoir accompli mais aussi un peu triste d'avoir eu à accomplir cette dernière mission : le sabordage, l'abandon du navire.

Les Allemands, des jeunes vêtus d'uniformes sombres, les arrêtent, les encadrent, les bousculent, hargneux. Où seront-ils amenés ?

L'ouvrier des F.C.M lui, découvre cette nouvelle réalité : les chantiers sont sous occupation allemande. L'occupation! On va savoir très vite ce que cela veut dire.

Pour comble de malheur, l'hiver est précoce, le ravitaillement est mauvais : les pommes de terre sont rares ; elles sont remplacées par le rutabaga, le topinambour, inconnus jusqu'ici des Provençaux. La viande est un souvenir comme l'huile d'olive ou le beurre. On découvre les vertus du fenouil, des trognons de choux, des grosses carottes avec le milieu dur comme du bois. On apprend aussi à doser soigneusement les 350 grammes de “pain” par jour ; ce pain d'un brun indéfinissable, dont la “mie” noirâtre était une espèce de pâte compacte, crue, puante. On connaît aussi le nouveau savon dont il est déconseillé de se laver le visage : il grattait comme une pierre ponce.

De plus les troupes hitlériennes sont vainqueurs sur tous les fronts. Elles sont aux portes de STALINGRAD dont la chute semble proche. Il n'en faut pas davantage pour que le moral, comme le thermomètre, tombe à zéro.

L'ANNÉE 1943 DÉBUTE BIEN

Janvier, c'est la mise en place d'une Direction Allemande à côté, ou au-dessus de la Direction Française. En fait, la véritable direction est assurée par MAUTZ, assisté d'une équipe d'ingénieurs et cadres. Elle trouve des collaborateurs, dans tous les sens du terme parmi les quelques rares cadres seynois qui s'étaient déjà signalés avant la guerre, et surtout après la grève contre les accords de MUNICH, le 30 Novembre 1938 (licenciements de militants syndicaux et politiques).

Tout se met en place pour assurer la participation des F.C.M à la machine de guerre allemande. Cependant, à l'Est, des évènements formidables ébranlent l'apathie et la routine.

 

STALINGRAD

Ce nom nous était jusqu'ici inconnu, sauf qu'il évoque “STALINE”.

HITLER vient d'essuyer sa première grande défaite. Elle est ressentie comme une victoire qui appartient à tous les ouvriers du monde. Rien à voir avec le débarquement en Afrique du Nord. Cette fois, c'est le pays du “Polétariat” au pouvoir, le pays de la première révolution des ouvriers et paysans, qui inflige un cuisant échec aux nazis. N'oublions pas que nous sommes en 1943. Il faut se situer dans le contexte de l'époque. Du côté des ennemis du front Populaire et de la 5ème colonne, l'URSS c'est “l'homme du couteau entre les dents”. Mais du côté des salariés, STALINGRAD, c'est la revanche contre l'occupant nazi chez nous. Chaque victoire des Soviets, c'est pour le plus grand nombre “notre victoire”. A partir de ce début Février, aux chantiers comme ailleurs “L'espoir changea de camp, le combat changea d'âme”.

 

INSCRIPTIONS - SABOTAGES

Des organisations clandestines que j'ignorais à l'époque existaient aux F.C.M. En témoignent les premières inscriptions à la craie : le V avec la Croix de Lorraine, accompagnée du V Stalingrad ; la découverte sur les établis ou dans les vestiaires de “L'Echo Seynois”, organe ronéotypé du P.C, les discussions autour des “marronniers”.

Pendant ce temps, l'organisation allemande amenait rapidement des wagons entiers d'éléments préfabriqués d'Allemagne ; des tôles numérotées, des cornières, etc... destinées à la construction de navires et de chalands de débarquement. En quelques semaines, ce fut une invasion de matériel. Et, dans le même temps, née de la victoire de STALINGRAD, la résistance prit une ampleur considérable, massive. Le sabotage devient, timidement d'abord, puis de plus en plus une affaire qui se généralisa.

- Des tôles, des cornières, des éléments d'assemblage disparaissaient, envoyés à la mer par des mains inconnues.

- Des rivures, de la ferraille étaient jetés dans les boggies des wagons sur lesquels était écrit “VIVE DE GAULLE”, “VIVE STALINE”.Des dizaines, puis des centaines d'ouvriers ont participé à ce travail de désorganisation.

Ces chiffres en témoignent

- 37 chalands de débarquement

- 3 K.T (Kriegmarintank) navires de transports, mis en chantier entre Juin 43 et Juin 44 ne purent être utilisés par les Allemands. Tous sabotés.

- Une fois construits - avec combien de retard - c'était au tour des moteurs d'être sabotés. Les graisseurs étaient remplis d'acide.

Qui y participait ?

Malgré la présence, la surveillance d'ingénieurs allemands, pas un seul auteur ne fut découvert.

 

DES CADRES SOLIDAIRES

J'ai parlé de l'attitude compréhensive de certains contremaîtres. Il y eut aussi dans le personnel d'encadrement une complicité manifeste.

De nombreux jeunes, visés par le S.T.O furent pourvus “d'affectations spéciales”, “de mobilisation sur place”. Parmi ces cadres, il faut signaler, particulièrement, le Sous-Directeur Monsieur VEYSSIERE. Appartenant à un réseau de renseignements, “brûlé”, il fut retiré de NANTES par la Direction Générale et envoyé à LA SEYNE. “Lieutenant ROBERT” dans son réseau, il a joué un grand rôle parmi les cadres des chantiers et, au delà, sur la protection des militants et résistants. Je me souviens que quelques jours avant la libération de La Seyne, il vint me trouver à l'école CURIE où s'était installé notre P.C. Les allemands avaient préparé des charges de dynamite sous les titans, les gros matériels des principaux ateliers qui devaient être mises à feu le lendemain. Malheureusement, l'absence d'un artificier, l'absence d'armes ne purent empêcher le désastre. Ainsi de l'ouvrier au cadre, la résistance était effective dans les F.C.M. Elle opérait sous des formes diverses et il serait intéressant de retrouver dans les archives, les actes et les groupements qui ont contribué à “entraver la production au détriment des Allemands”. Les conditions de l'époque amenaient les militants à détruire toute trace, toute preuve, tout risque. Seuls les souvenirs peuvent encore témoigner.

Une situation nouvelle se créée ainsi au début 1943.

D'un côté, la tutelle allemande sur les chantiers, des forces armées installées en force sur tout le territoire de La Seyne-St Mandrier, une police omniprésente à la porte principale, un gardiennage qui lui sert d'auxiliaire dans le contrôle des identités, le S.T.O qui vient d'être instauré depuis le 15 Février et donc des conditions plus dures pour les travailleurs, les jeunes surtout.

De l'autre côté, un changement d'état d'esprit des ouvriers en général, mais aussi un climat de méfiance envers certains.

C'est dans cette situation qu'évoluent des militants dans l'effort de structurer des organisations de résistance. Parmi eux, je peux en citer quelques uns que j'ai connus et qui ont joué un grand rôle : BLANCHENOIX, A. GUILBAUD, Louis MICHEL, Paulin BLANCHON, G. BERTODATO (d'autres aussi sans aucun doute).

Dès Mars 1943, BLANCHENOIX vient me proposer de verser 20 F par mois pour aider les emprisonnés politiques et les maquisards.

Communiste, exclu du P.C avant la guerre pour “activités trotskistes”, il m'aborda alors que je ne le connaissais pas. Sans aucun doute, devait-il “me suivre” depuis quelques temps, car il s'est adressé à moi sans détour. En fait, c'est l'adhésion au Parti Communiste, comme il me l'a dit par la suite. Je rentrai en relation avec Louis MICHEL qui travaillait à l'entretien dans un atelier sous la cale où évoluait son titan. Très vite, je connus BLANCHON, ouvrier soudeur, Marius TRAVERSA, Henri GARNIER électricien et d'autres...

Je voulais partir au maquis. On m'avait signalé celui de NYONS. La peur d'être “raflé” et envoyé en Allemagne, seule me guidait et non l'envie de me battre. D'autant que le travail “salopé”, les sabotages, amenaient de nombreuses frictions entre les ouvriers récalcitrants ou peu coopérants et les chefs d'équipes qui ne voulaient pas être tenus pour responsables et donc complices. Et c'est à Louis MICHEL, qui m'inspirait une grande confiance, que je m'adressais. Mais, comme moi, d'autres jeunes de 22-23ans, s'adressaient à lui - guidés par qui ? Pourquoi ?

Il existait un véritable réseau que j'ignorais alors. C'est ce réseau qui orientait les uns vers le maquis, d'autres dans une organisation de F.T.P au sein des chantiers, d'autres étaient tenus en “réserve”. Ainsi Antoine NAVARRO devint-il F.T.P aux chantiers. Quant à moi, Louis MICHEL me dit que “mon tour viendrait”. Sur quels critères s'opérait cette véritable répartition des cadres ? Ca devait se discuter “en haut lieu”.

VERS LA C.G.T CLANDESTINE

Fin Septembre 1943, Louis MICHEL et A. GUILBAUD me convoquèrent à une petite réunion dans l'atelier de Louis. J'y fis la connaissance de TRAVERSA, GARNIER, CHAMAND, BLANCHENOIX aussi étaient là. En gros pour nous expliquer que la C.G.T était réunifiée par les Accords du Perreux , qu'il fallait prendre la Direction du syndicat local légal (Charte du Travail), direction détenue par MICHEL, non pas notre camarade, mais un cadre des Pompes Funèbres municipales de La Seyne. La nouvelle direction ? C'était nous tous et le Secrétaire Général fut désigné : Marius TRAVERSA. Notre activité? Légale, protégée par la Charte du Travail. Mais aussi illégale. Nos rapports avec la C.G.T clandestine se faisaient par l'intermédiaire de Paul VIDAL, représentant de la CGT à LA SEYNE. Dix ou quinze jours après, à la Bourse du Travail, nous nous réunissions.

L'ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DU SYNDICAT

Selon la Charte du Travail, une assemblée générale, convoquée publiquement, désignait ses dirigeants. Leurs noms étaient communiqués à la police locale et à la préfecture. Ainsi fut fait. Le communiqué passa le jour même de la réunion dans le “Petit Varois”(début Octobre 43).

Le soir, seuls, évidemment, y assistaient les copains prévus, plus un ami. Jules SEUZARET, qui travaillait à la Démolition du Bois. Seul, Louis MICHEL n'y était pas. Il avait d'autres responsabilités. Le renouvellement du bureau, de son secrétaire général fut adopté à “l'unanimité”. Le procès verbal remis aux autorités, mais aussi à la direction des F.C.M. Il n'y eu aucune réaction de la part des autorités mais nos activités, nos va et vient étaient bien surveillés.

La discussion porta sur l'orientation du travail du syndicat.

1°) Organiser la lutte active pour les revendications : salaires, conditions de travail, ravitaillement, etc... C'était l'orientation dans tous les syndicats constitués par le CGT.

2°) Coordination de l'action légale et illégale sous la direction de P. VIDAL.

 

LES PREMIERS ACTES : LA GRÈVE DU 10 NOVEMBRE PRÉCÉDÉE D'UNE MANIFESTATION

Nous allons rapidement à l'épreuve , l'examen de passage.

La plupart du personnel déjeunait à la cantine où la direction allemande donnait le “plat unique”. Ainsi se nommait une louchée de soupe plus ou moins épaisse et un quignon de pain noir. La faim était réelle. Aussi la première revendication décidée fut : l'amélioration de la soupe et davantage de pain. Cette revendication fit l'objet de discussions dans les ateliers, les équipes. “Le téléphone arabe” était la meilleure forme de propagande.

Des tracts dénonçant la misère en France, les restaurants du “marché noir” pour les fortunés furent déposés çà et là et se retrouvaient chez le voisin d'établi, etc...

Au vu des réactions enregistrées un peu partout et surtout à la cantine, le syndicat se réunit le 3 Novembre à La Bourse.

- L'opportunité d'un arrêt de travail le 10 Novembre à 16 heures 30 est arrêtée (1/2 heures de grève).

- En assurant le succès de cette action, la situation serait plus favorable pour la grève du lendemain 11 Novembre, à 11 heures 30, aux F.C.M comme à l'Arsenal de TOULON.

De ce succès dépendait l'avenir de la lutte ultérieure.

A TOUT PRIX LE SUCCÈS

Le point sensible, c'est de commencer la grève. Qui tenait la clé du déclenchement ?

Trois corporations essentielles :

- Les riveteurs qui faisaient un bruit infernal avec les marteaux pneumatiques. S'ils

s'arrêtent tout le chantier le sait.

- Les grues et titans, dont l'immobilisation amènent l'arrêt forcé du travail de dizaines d'équipes sur les cales et les bords.

- Aux électriciens, revenaient la tâche de couper la centrale en cas de défaillance.

Dans la direction syndicale, chacun a sa responsabilité précise pour ces corporations mais aussi pour les ateliers et bords.

Il m'est confié la responsabilité des titaniers. Nous formons une bonne équipe de copains. Je me souviens de Joseph GUISIANO, Paul OLAND.

Des questions se posent au cours de cette semaine de préparation.

Des objections : “et si nous avons une palanquée accrochée ?”, “comment obliger les ouvriers à décrocher ?”, “qui commencera ?”, “est-ce que tu suivras ?”. Même discussion chez les riveteurs : “comment savoir l'heure dans tout ce bruit ?”. Il fallait que partout il y ait un premier. Le cas échéant, forcer les hésitations. Couper l'air. Stopper la machine. Et partout la même question : QUI ? Je ne veux pas parler des “durs à cuire”, telle que cette équipe de charpentiers qu'on appelait les “mange fer”, avec qui les rapports étaient tendus.

Enthousiastes avec les autres, mais au fond de soi l'anxiété grandissante au fur et à mesure qu'approchaient la date, puis l'heure, puis les minutes.

Je n'ai pas vécu le maquis quand il préparait un coup, mais aux chantiers, ce fut la même chose, l'attente fébrile.

Une autre inquiétude : “quelle sera la réaction des autorités françaises et allemandes ?”. Nos noms étaient déposés et nous n'étions pas des héros sans peur. C'était le premier choc. Peur, crainte, tout disparut à 16 heures 30. Il fallait y aller. Riveteurs, titaniers arrêtèrent presque en même temps. Déjà des premiers groupes arrivent de la chaudronnerie, la tuyauterie, le barrotage, de la mécanique, la tôlerie, la soudure. Il est à peine plus de 16 heures 30. Lentement, silencieusement, nous avançons vers la porte principale. Là on sentait que dans tous les ateliers, des militants inconnus, des communistes agissaient. Nous sommes des centaines face au gardien chef qu'il faut un peu houspiller pour qu'il ouvre les deux battants de la porte principale. Je ne me souviens plus de la suite.

Manifestation, pas manifestation ? Peu importe. La grève a réussi et le défilé vers la porte n'est-il pas une manifestation ? Des centaines d'ouvriers se retrouvent, pour la première fois, côte à côte, dans la première grève depuis le désastre de 1940. “Ventre affamé n'a pas d'oreilles” ! Ce dicton se trouve contredit. Et contre qui ? Contre la direction allemande des F.C.M et ceux, des cadres français, qui gèrent la cantine contre la politique de collaboration. Sans doute, beaucoup n'allaient pas chercher si loin ! Mais pour les militants, à tous les échelons, c'est ce qui en ressortit.

Et pour le nouveau syndicat, une grande satisfaction, un encouragement à poursuivre.

 

PAR CENTAINES, LE 11 NOVEMBRE 43

Réuni le soir même, le syndicat tire donc les leçons et prend les mêmes dispositions pour le lendemain 11 Novembre à 11 heures 30.

Ailleurs, en dehors du syndicat aussi.

Inutile de s'étendre : l'arrêt de travail est un succès aussi important que celui de la veille et le rassemblement se déroule selon la même ordonnance. A la sortie, on ne peut parler de manifestation, mais à pied, à vélo, roulant au ralenti, plus ou moins espacés les uns des autres, les ouvriers vont déjeuner. Manifestation ? Non. Ca avance lentement, certains plus vite. On sent l'hésitation et la crainte de se trouver face à la police. On est même surpris du contraire : la police n'est pas là. Il est vrai que les tracts “L'Echo Seynois” n'avaient pas un grand tirage, ils passaient de main en main. La parole faisait le reste.

A quelque temps de là, la direction syndicale se réunit à nouveau :

1°) Le 10 Novembre était une action revendicative “matérielle”. Le 11 était une action revendicative “patriotique”. Dans les deux cas, les ouvriers ont, en masse, répondu.

2°) Ni le 10 ni le 11, la répression redoutée ne s'est pas manifestée.

Ce fut un soulagement pour les militants. Ce fut aussi accueilli par les non grévistes (ouvriers, employés, etc) comme une grande surprise. Même s'il existait un fossé entre les ouvriers et employés (ces derniers composés en majorité de jeunes filles et de femmes), il y avait malgré tout une certaine unité sous-jacente : la faim et l'occupation ; rares étaient ceux et celles qui auraient dû porter un jugement hostile au mouvement.

Il y avait certes le doute sur la portée de nos actions. Ce doute dut en prendre un coup quelques jours après : le repas du midi à la cantine s'améliora, le “plat unique” devint plus consistant, avec plus de pommes de terre, des morceaux de viande, et même pour ceux qui avaient la chance d'y tomber dessus, des petits morceaux de lard.

L'année 43 touchait à sa fin : MUSSOLINI était “tombé” en Juillet.

A La Seyne, la plupart des “chemises noires” haïes dans notre ville, constituée de nombreux italiens chassés par le fascisme, “l'armée” italienne se composait de jeunes marins, la plupart désarmés, de “gardes finances” plus coureurs de filles que de délits. La plupart d'ailleurs gagna le maquis du côté de Nice.

Toujours en Juillet, les alliés avaient débarqué en SICILE.

En Septembre, ce sont les troupes françaises qui débarquent et libèrent LA CORSE.

Depuis STALINGRAD, quoique toujours incertaine, la situation commence à s'éclaircir.

Voilà les bases essentielles de l'audace des ouvriers aux F.C.M où le sabotage gêne les Allemands qui n'ont jamais trouvé la parade. Il aurait fallu des centaines de soldats dans les chantiers.

 

JANVIER 1944 A MARSEILLE :

CRÉATION DE L'INTERSYNDICALE DES MÉTAUX

Ma modeste responsabilité ne me permet pas de connaître l'origine de la convocation d'une réunion à Marseille, fin Janvier 44.

A Cette réunion participaient les délégués des chantiers navals de la côte méditerranéenne : RIEUBON, Porc de Bouc; CARMAGNOLE de La Ciotat ; deux copains dont j'ai oublié le nom de Marseille et Aix, TRAVERSA et moi même pour La Seyne.

La réunion dura plusieurs heures consacrées à un échange de vue et d'expérience de chacun des chantiers, des résultats obtenus ; puis furent définis l'orientation et le sens à donner à notre lutte dans le tout proche avenir :

- Une lutte revendicative sur la base d'une grille de salaires qui intéressait les ouvriers d'abord, mais aussi les petits employés.

- Tarif des heures supplémentaires de nuits, jours fériés (la semaine de 40heures avait été abolie en 1938 et les conventions collectives enterrées).

- Demande de réunion paritaire avec la Chambre Professionnelle de la Métallurgie

(Marseille).

- Propagande auprès des salariés et organisation d'actions ainsi que coordination des luttes, soutien réciproque.

Des dispositions furent prises pour assurer la liaison et aussi des mesures de mobilisation rapide et de masse.

La Chambre Patronale accepta la réunion d'une Commission paritaire vers la mi-Février.

La délégation de La Seyne était composée de TRAVERSA, GARNIER et moi même.

Parallèlement, le personnel était convié à un compte rendu de la réunion le soir même dans la salle du cinéma “Variétés”. Disparue, cette salle se trouvait dans une petite rue reliant le Port à la Place de La Lune, face à “La Rotonde”.

Je ne me souviens pas de “propositions” patronales en réponse à notre grille. Cela importe peu. L'essentiel était la présence des salariés dans la salle, elle était archicomble ce qui s'explique d'ailleurs. Il y avait eu réunion et chacun voulait connaître ce que ça lui rapportait.

Absolument rien d'interdit “apparemment” sauf que les rassemblements étaient interdits. Rien d'illégal, nous avions adressé une demande d'autorisation de la réunion au commissaire de police qui n'avait pas répondu. Tout l'intérêt de cette impressionnante assemblée résidait dans l'art de faire monter la colère, un art qu'aussi bien TRAVERSA que GARNIER possédait à fond. En effet, les cris de colère arrivaient au moment voulu : l'augmentation dérisoire proposée, le rejet unanime à mains levées ainsi que le recours à l'action si nécessaire. La salle était surchauffée, ce que durent constater et rapporter les Renseignements Généraux présents dans la salle.

Une nouvelle réunion paritaire se tient début Mars à Marseille.

Au sortir de cette réunion, l'Intersyndicale, après rejet des nouvelles propositions patronales, décide la préparation d'une grève pour le 21 Mars, dans tous les chantiers de Port de Bouc à La Seyne.

Pour justifier une réaction “spontanée” des ouvriers, le syndicat de La Seyne demande une entrevue au Sous-Préfet pour l'entretenir des revendications urgentes ; l'entrevue est acceptée.

Dès lors, les ouvriers en sont informés ; un important travail de préparation de la grève est déployé ; l'heure de l'arrêt de travail est fixée à 9 heures, au départ de la délégation à la porte principale vers TOULON.

Entre temps, d'autres éléments contribuent à faire “monter la pression”. Des tracts ronéotypés étalent des faits peu connus : la lutte des cheminots, les sabotages et pertes infligées aux occupants, la férocité de la milice, de la gestapo, les victoires alliées et surtout russes.

Et des militants clandestins “travaillaient”.

Le bureau syndical de La Seyne élabore le cahier de revendications qui sera déposé à la Sous-Préfecture.

Certes, la grille des salaires et ses annexes figurent en première place ; c'est une plate forme largement unitaire ; elle justifie notre démarche en vue d'une “médiation” des pouvoirs publics ; la Charte du travail est ainsi respectée.

S'y ajoutent des revendications d'ordre matériel : doublement des rations de pain, viande, matières grasses, savon, etc... aujourd'hui on dirait que cette revendication est démagogique.

Enfin sur l'intervention du délégué clandestin de la CGT est demandé l'arrêt de la “répression contre les patriotes en Savoie”.

Il faut le dire avec franchise, ce dernier point fut âprement discuté. Car à l'époque, ce que nous appelons les patriotes étaient pour Vichy “terroristes”.

Ils étaient poursuivis, dénoncés, emprisonnés, torturés avant que ne s'engage la grande bataille rangée de Mai 1944, dans le Vercors par la milice et les troupes allemandes.

Demander, au nom du personnel, l'arrêt de la répression était se ranger du côté des “terroristes”, affirmer notre solidarité avec eux.

On comprend que ce point du cahier de revendications ait donné lieu à un long débat. Mais il fut finalement adopté par tous. Il n'en demeure pas moins que les militants ont demandé que soit pris en compte le sort qui pouvait échoir sur eux. Il nous restait une dizaine de jours de préparation.

 

UN 21 MARS DE LUTTE

Quand on regarde ce qui se passe en ce deuxième trimestre 1989, faits de grève, manifestations des agents des impôts, des gendarmes, des cheminots, d'infirmières, de douaniers, etc... sans parler de Peugeot, les 1.500 F de cette année 1989, sont devenus une idée force, mobilisatrice, le déclic d'un puissant mouvement. En Mars 1944, il en fut de même avec la plate-forme revendicative.

Durant la dizaine de jours d'attente, divers organismes clandestins ont eu du pain sur le planche ; ils l'ont pétri, malaxé si bien que ce 21 Mars fut un coup de tonnerre dans le bassin méditerranéen : La Seyne, La Ciotat, Port de Bouc, Réparation Navale à Marseille sont en grève, en même temps, sur les mêmes objectifs.

Aux chantiers de La Seyne, la délégation se retrouve devant l'ancienne direction où siège la direction allemande.

TRAVERSA, GARNIER, GUILBAUD, CHAMAND, moi-même, allons très lentement vers la porte principale, le temps que les militants et les ouvriers nous voient. En passant devant la porte, nous pouvons déjà “entendre” le silence des riveteurs, les titans se mettent au repos et nous voyons les groupes se former.

A nous maintenant. Nous prenons le tramway sur le port. Plus la Sous-Préfecture se rapproche, plus quelque chose bouge dans notre poitrine : la peur ? Ma foi, oui.

Vers le cimetière de LAGOUBRAN, un groupe de quelques cyclistes s'est approché du tramway. A la tête, je reconnaissais Antoine NAVARRO, en bleu de travail. Est-ce l'effet de nos sentiments internes qui inventent des visions ? Pourtant, il me semble bien que notre F.T.P. Antoine a une veste qui se lève et se baisse avec une certaine rigidité à chaque coup de pédale. Nous voici arrivés à la Préfecture. Déjà? Il est 10 heures. Nous montons l'escalier et dans le couloir d'entrée, on nous apporte des chaises. On nous fait “poireauter” près d'une demi-heure.

C'est long. Trop long. D'ailleurs Antoine NAVARRO, dont ce doit être sans doute le rôle, vient voir ce qui se passe et, après quelques mots, rejoint son poste : la rue. André GUILBAUD nous fait part de la raison de “l'immixtion” d'Antoine : la grève a marché, les ouvriers sont dehors devant la porte principale et nous attendent. Enfin, la porte s'ouvre ; on nous introduit dans le Cabinet du Sous-Préfet lui-même, et non pas un secrétaire comme cela se fait beaucoup maintenant.

Un gringalet, d'une trentaine d'années, tiré à quatre épingles, costume recherché (pas en fibre de bois de l'époque, un vrai costume) nous accueille, son regard est figé. Il a eu le temps de lire l'objet de la visite qu'on nous a fait écrire sur “la demande d'audience” ainsi que les noms et titres des visiteurs. Les bras croisés sur son bureau, il écoute M. TRAVERSA qui lui explique le cahier de revendications et le lui remet. Comme un sénario préparé, le téléphone sonne. Notre Sous-Préfet décroche, écoute, répond par des “oui”, “non”, “entendu”...

Il raccroche et s'adressant à nous, il dit d'un ton froid :

“Messieurs, j'ai pris bonne note, je n'ai plus rien à faire avec vous, le Directeur des chantiers, M. MAUTZ, vous attend”. Il se lève, nous ouvre la porte ; l'entretien est terminé ; il a duré à peine dix minutes.

Nous redescendons l'escalier, regagnons la place de La Liberté devant le magasin “Les dames de France” détruit par le bombardement de Novembre 43. A GUILBAUD s'entretient rapidement avec NAVARRO. Il est près de midi lorsque nous arrivons devant le chantier. Des centaines d'ouvriers sont rassemblés. Quelques uns nous interpellent, s'informent rapidement. On leur répond très brièvement. Nous gagnons la direction. Il fait un temps superbe, un printemps précoce, mais nous n'avons pas le cœur à apprécier ; en plus nous avons le ventre vide. Entrés dans le bureau de M. MAUTZ, on nous fait asseoir. C'est déjà un bon signe. On va discuter, on se rassure un peu. Le directeur allemand entre tout de suite dans le vif du sujet. “La grève est illégale, interdite par les lois allemandes ; elle peut être suivie de peines de mort, etc...”. A tour de rôle, TRAVERSA, GUILBAUD répondent que “nous n'y sommes pour rien”, “il n'y a pas eu appel à la grève”, “les ouvriers sont excédés”, “ils ont faim”, “les patrons refusent les revendications ouvrières”,etc...

Cette discussion dure une bonne demi-heure au bout de laquelle le directeur allemand dégage sa responsabilité. “Ce qui se passe avec vos patrons ne me regarde pas, ce qui m'importe, c'est que je ne veux pas de grève ici. Faîtes reprendre le travail. Si aujourd'hui je ne prends pas de sanctions contre vous, c'est que demain une délégation de l'Amirauté allemande vient se rendre compte sur place de l'avancement des travaux. Mais je vous préviens, la prochaine grève, c'est vous les responsables et vous savez ce qui vous attend : l'Allemagne”.

C'est à quelque chose près le reflet de cette discussion.

Nous essayons de nous en sortir comme on peut. Il est 13 heures passées. Les ouvriers sont partis, etc... A demain nous répond M. MAUTZ en nous congédiant. Ouf ! Ca c'est bien passé pour aujourd'hui, mais la menace est lancée. Toutefois, M. MAUTZ s'est engagé à améliorer la cantine.

Sortis des chantiers, nous constatons qu'à part quelques petits groupes, les ouvriers ont quitté "La Place de La Lune". Nous y retrouvons P. VIDAL, le responsable du secteur de la CGT. Paul se réjouit du succès de la grève, de sa puissance. Une discussion s'engage entre lui et nous. Lui, il voudrait que la grève se poursuive. Nous, nous élevons des objections. Il y a cette menace du directeur MAUTZ qui pèse sur nous ; nous sommes unanimes dans notre réticence. Devant l'insistance de Paul, un camarade finit par éclater : “Toi tu ne risques rien, mais nous, nous risquons l'Allemagne”. C'est CHAMAND, avec son accent de TARBES, qui exprime ainsi notre sentiment à tous, et devant l'ahurissement de Paul qui ne s'attendait pas à un tel sursaut, il poursuit : “Si tu veux des fleurs, va te les cueillir toi-même et pas sur notre peau. Nous savons mieux que toi ce qu'on peut faire aujourd'hui et quand nous pourrons recommencer”. Il avait raison : garder les forces intactes, voir avec les ouvriers eux-mêmes, étudier avec eux les réactions après cette grande journée. De notre côté, après un passage rapide à la cantine, nous nous réunissons. Pour nous, c'est un grand succès, la preuve que les ouvriers “en veulent” ; un courrier est dépêché à La Ciotat où l'on apprend que là, comme à Port de Bouc et Marseille, le succès a été total. Une nouvelle entrevue avec la Chambre Patronale est demandée par l'Intersyndicale de Marseille. Le soir même “Radio Alger”, entendue par plusieurs amis, annonce que le 21 Mars, les ouvriers des Chantiers Navals ont fait perdre 50 000 heures de travail à la machine de guerre allemande.

 

22 MARS, L'ARMÉE INTERVIENT AUX F.C.M

Le lendemain de ce 21 Mars, le travail reprend normalement. Évidemment, la grève de la veille est abondamment commentée. Un sentiment nouveau se manifeste parmi les ouvriers ; c'est la première grève de 24 heures suivie d'un rassemblement, des heures durant devant les chantiers. La confiance dans leur force s'affirme d'autant plus que les ouvriers ont tenu tête au gardien chef et au groupe de gardes massés derrière la porte restée entr'ouverte. Et le plus important, c'est l'absence visible de la police et des Allemands. Tout semble possible. Pourtant ce 22 Mars devait réserver des surprises. En effet, vers 8 heures 30, on m'appelle à mon titan. Je laisse mon coéquipier, un jeune comme moi, Michel POGGI récemment arrivé de sa Corse natale, et je descends. Un copain m'amène vers l'atelier de soudure où se trouvent réunis les militants du syndicat.

Un camarade venu à vélo de La Ciotat nous apprend que dans sa ville, les dirigeants du syndicat CARMAGNOLE en tête, sont recherchés par la police, que les ouvriers se sont remis en grève. Il nous demande que La Seyne fasse grève par solidarité, nous expliquant que la même démarche s'adresse à Marseille, Port de Bouc.

Nous voilà confrontés à un fait nouveau. Jusqu'ici les arrêts de travail, les manifestations, la grève d'hier étaient prévus à l'avance, préparés des jours durant avec le temps de voir les copains. Aujourd'hui, c'est nouveau. A situation exceptionnelle, moyens exceptionnels. On se répartit le travail, à chacun son groupe à voir et à décider sur le champ : rendez-vous “Place de la Lune” face à la porte. A croire que tout est possible, facile : les riveteurs, les titaniers, la soudure, enfin toutes les corporations se trouvent en grève. Il n'est pas 10 heures et devant la porte principale, sur la place, un grand rassemblement de centaines d'ouvriers s'est formé en un rien de temps. On commente les évènements de La Ciotat. Là, on ne parle même plus de revendications mais de la solidarité des ouvriers entre eux contre la police de Vichy ou allemande. Et chacun trouve naturel de se trouver là. Mais nous sommes un peu pris au dépourvu : que faire devant ces centaines d'ouvriers qui attendent ? Officiellement, “le syndicat n'est pour rien dans cette grève”, il n'est donc pas question de discours ; manifester ? Aller sur le Port ? Cette hésitation de notre part, l'absence de décision concertée, l'absence d'initiative - il faut comprendre les novices que nous étions - laissent le temps à l'adversaire de réagir. Et de nous surprendre.

Car la direction allemande a vite saisi. Il ne s'agit pas d'exaspération, de révolte “coup de tête”, des ventres creux, ni de revendications de salaires discutées la veille. A moins que “l'arrêt de la répression contre les patriotes de Savoie”... Non, aujourd'hui, il s'agit d'un mouvement coordonné, organisé, structuré, enraciné. Il faut y mettre un terme, d'autant que les sabotages sont maintenant évidents, gagnent en ampleur et pas seulement à La Seyne ou à l'Arsenal de Toulon. C'est partout. En France.

Sur la "Place de la Lune", on reste sur place, on attend quoi ? Des premières voitures de police passent, sans plus. A la cantine, les portes sont encore fermées et il est midi passé. Puis, tout se précipite. Venue du Port, une dizaine de camions bâchés arrive, se gare côté mur de la direction, des soldats casqués, fusil au poing descendent rapidement. Malgré l'uniforme, ce ne sont pas des Allemands, nous apprendrons par la suite qu'il s'agit de l'armée de VLASSOV, la face aux yeux bridés. Des ordres, des cris, et ils se précipient, fusil à bout de bras, sur la foule des ouvriers, écrasant les pieds du premier rang qui ne peut reculer jusqu'à ce que ... Nous qui étions au premier rang, nous avons bien vu une mitrailleuse mise très vite en position devant le poste du gardien chef ; nous avons vu des mitraillettes aux fenêtres du 1er étage... Et entendu des ordres brefs. Rafales de mitrailleuse, de mitraillettes.. .en l'air, mais qui le sait ? Cela suffit pour qu'aussitôt le rassemblement se disloque, les ouvriers refluent et s'enfuient vers la rue du Gaz, la rue Nicolas Chapuis, évitant le Port dans la crainte de tomber dans un piège. A notre tour, les arrières “enfin” libres, nous déguerpissons et nous nous retrouvons à l'angle de la rue Chapuis. Franchement, nous nous inquiétons pour le lendemain : rentrer et se faire coincer par la police ou les Allemands, ce que nous avait promis le Dr MAUTZ ? Ne pas rentrer ? Et après ?

Finalement, nous avons décidé de rentrer, faire face. On n'avait pas beaucoup de choix et de plus, nous devions continuer la tâche qu'on nous avait confiée. On reprit la porte le lendemain 23 Mars, comme tous les autres, avec la peur en plus.

 

AVRIL - ACCORD DE SALAIRE A MARSEILLE

Chaque jour passait et le Dr allemand MAUTZ ne mettait pas ses menaces à exécution. Il est vrai que sur tous les fronts, il y avait d'autres chats à fouetter. ROMMEL recule en Afrique. Les alliés avancent en Italie,, dans le Pacifique, sur le front de l'Est.

Il devenait clair que nous étions sortis d'affaire. Pendant ce temps, la Commission Paritaire à Marseille était parvenue à un accord. Sans doute les militants régionaux de la CGT devaient-ils estimer qu'il fallait apporter une issue qui soit un succès et encouragement aux mois de luttes passées : la grille des salaires, les majorations de nuits et de dimanches apportaient des avantages conséquents, appréciables. Et il était nécessaire que le personnel voit dans ce résultat, sa confiance grandir dans luttes proches à venir ; chacun sentait venir le moment décisif, la victoire ; il est connu que l'on accourt toujours au devant de la victoire.

Dans les chantiers, l'esprit n'était plus au travail, mais à l'attente.

Par exemple, les riveteurs avaient des journées marquées de nombreux silences ; pour les titans, l'accrochage ou le décrochage des palanquées duraient plus longtemps ; les charpentiers n'étaient plus des “mange-fer”; et les tôliers passaient beaucoup de temps à trouver la tôle N° X ou N° Y. Par dessus tout, c'était la peur des alertes aériennes, encore qu'on n'y croyait plus. Depuis le bombardement de Toulon, terriblement meurtrier, il y avait beaucoup d'alertes - autant de sujets d'arrêter le travail et de “fuir” lentement vers les quartiers reculés - mais pas de bombardement.

Finalement on s'habitue et on n'a pas peur. On prenait cela à la rigolade, la moindre fumée à l'horizon et, nous les titaniers qui étions à la hauteur, on criait “alerte” et on descendait. Quand on voyait descendre les titaniers, c'était l'alerte, car on avait vu les fumigènes annonciateurs des raids aériens. On n'y croyait pas. Même le 29 Avril 1944 on n'y croyait pas.

Je me souviens de ce jour ; j'était jeune et aux F.C.M, il y avait de nombreuses jeunes filles employées au dessin, à la comptabilité, etc... L'alerte ? Nous sommes tous sortis bien tranquillement et nous regagnons les quartiers extérieurs. Et sur le chemin, quand on est jeune on “drague”. Et j'ai dragué une jeune employée que je devais épouser le 15 décembre 1945. Je la draguais jusqu'à chez elle ; elle habitait le quartier Gavet, un coin tranquille. On n'était pas pressé d'arriver... Et tout d'un coup, vers 13 heures, alors qu'on n'y croyait plus, les “forteresses volantes” s'annoncèrent dans un ciel clair déchiré par les éclats de la D.C.A allemande, tâches blanches dans l'azur. Nous nous trouvions près du “Rocher” de Ste Musse quand des sifflements sinistres, accompagnés d'explosions sont survenus derrière nous, la terre se soulevait, des éclats d'obus ou de pierres nous poursuivaient. Et les objectifs militaires ? Les chantiers ? Intacts. Il faut bien avouer que ce jour là dans l'esprit des Seynois, les Américains n'étaient pas à la fête et ne se firent pas des amis. Un bombardement aveugle, criminel. Dès le lendemain, un tract circulait en ville, appelant les Seynois à faire des obsèques une manifestation de solidarité avec les familles des victimes, mais aussi pour exiger de la municipalité la construction d'abris ; enfin, exprimer en ce triste jour, la volonté de paix, le départ des troupes allemandes qui attiraient, par leur présence sur notre sol, d'éventuels nombreux bombardements.

Le 1er Mai, le cours Louis Blanc était envahi par une foule considérable et les autorités locales furent conspuées par des groupes de gens. Le 1er Mai, interdit, fut même dans cette journée de deuil, commémoré à sa manière.

Après le bombardement du 29 Avril, les familles - par centaines - se retrouvèrent sans toit, sans cuisine pour préparer les maigres repas ; d'autre part, ce 29 Avril a été ressenti comme un avertissement : l'Arsenal de Toulon, les entreprises locales, les chantiers, la gare étaient des cibles pour les “forteresses volantes” américaines ; l'imprécision notoire des aviateurs US dans le lâcher des bombes a provoqué à ce moment là une véritable peur panique.

La distribution des “repas” et de quelques linges par le “Secours National” révéla la pauvreté des moyens devant l'immensité des besoins. C'est ce qui incita des centaines de familles à fuir dans des départements plus tranquilles : La Drôme, la Loire surtout et aussi pour ceux qui y avaient des parents ou amis, le Haut-Var, les Basses Alpes. Ce sont surtout les femmes et les enfants, les personnes âgées qui prirent le chemin de l'exil. Des familles furent ainsi disloquées. Pour les ouvriers s'est tout à coup posé un grave problème : qui va faire la “queue” sur le marché de moins en moins alimenté ? Qui va préparer le repas ?

Je me souviens de ma propre situation : le logement, Impasse Gay-Lussac, entièrement écroulé, ma mère et mon jeune frère évacués dans la Haute-Loire ; j'avais un copain, SEUZARET, militant du syndicat, dans le même cas. Il vivait avec son père, veuf, retraité ; nous connaissions une famille dont seuls restaient deux frères. Seul, le père SEUZARET assurait tout : les courses, les repas. Il arrivait des jours où il était complètement exténué surtout lorsque sa bourriche était quasiment vide après des attentes de 5 heures du matin jusqu'à 9 ou 10 heures. Et parfois il éclatait de colère devant ce sort qui lui était réservé. Ce souvenir que je rappelle a surtout pour but de bien comprendre la situation en Mai 44 et ce que vivaient les 800 à 900 ouvriers et employés des chantiers.

La faim, la peur de nouveaux bombardements ne les abattirent pas, au contraire : ce fut un levain.

Vers le 15 Mai, le syndicat décida une grève, vers 11 heures. Une foule de 300 à 400 personnes se rassembla en cortège devant la porte principale et défila jusqu'à devant l'Hôtel de Ville. La direction du syndicat - mais des manifestants aussi - envahit le hall de la mairie. Les cris fusent “du pain”, “des abris”, chacun y allait aussi de son qualificatif à l'adresse du maire, de son adjoint et d'un chef de service arrêtés sur le perron, sans voix, stupéfaits. Même la police ne les protégeait plus, ni s'opposait aux ouvriers, maîtres de la rue. Ces “édiles” si arrogants durant plus de trois ans sentaient qu'il leur faudrait un jour rendre des comptes et ils pensaient surtout à s'en sortir, à assurer leurs arrières. Dans les jours qui suivirent, le ravitaillement fut un tout petit peu amélioré : pommes de terre et surtout les matières grasses, la viande, etc... dont les tickets de rationnement n'avaient pas été honorés.

 

LE 6 JUIN, TOUT SE BOUSCULA

Les derniers jours de Mai, plusieurs jeunes avaient reçu leur ordre de départ pour l'Allemagne : rassemblement le 6 Juin à la gare de Toulon où devait se former le convoi de jeunes de plusieurs villes et villages du Var.

La nouvelle se répand vite. Un groupe de militants communistes (dont BLANCHON, pour les chantiers) décide de les soustraire à cette mesure. Beaucoup de jeunes échappèrent ainsi à la réquisition et peut être à la mort. Puis, ce 6 Juin, c'est l'annonce du débarquement en Normandie. Il est inutile d'insister sur l'accueil de cet évènement tant attendu. Par contre, il faut souligner le changement d'état d'esprit. Certains “cheffaillons” hier arrogants autant qu'ambitieux de gravir les échelons de la hiérarchie, hier bousculant les équipes pour les faire travailler à plein rendement, commencèrent à laisser les ouvriers tranquilles.

Des ouvriers (800 syndiqués à la CGT en février 44) qui voyaient s'approcher le jour tant espéré de la liberté et qui se rebiffaient de plus en plus.

Ce mois de Juin, il n'y eut pratiquement pas de grèves. Et pour cause ! En quelques jours, les wagons allemands n'apportaient plus de matériels de montage. Ah, on ne se tuait pas au travail. Par contre, la moindre alerte faisait fuir les ouvriers qui, l'alerte finie, ne rentraient plus. La direction, juste après le 29 Avril, avait construit un abri de béton pouvant recueillir 150 à 200 personnes. J'y suis rentré une fois. Ca m'a suffit ainsi qu'à beaucoup d'autres. On y étouffait, la lumière y était nettement insuffisante. On avait davantage peur dedans que dehors. On préférait la campagne. On laissait l'abri aux quelques rares personnes et aux cadres et personnels allemands.

Dans ce climat d'attente, nombreux furent ceux qui quittèrent le chantier et La Seyne. Certains gagnèrent les maquis ; à La Seyne ce fut un nouvel exode ; La Seyne se vidait de plus en plus.

Les alertes se succédaient jusqu'à ce 11 Juillet tragique. Cette fois, ce ne fut pas les bombes qui occasionnèrent des victimes, mais la panique des gens qui étaient venus s'abriter dans l'émissaire commun devenu abri, et l'imprévoyance des édiles municipaux qui avaient omis d'ouvrir le puit d'aération du Col d'Artaud ; d'ailleurs, si mes souvenirs sont exacts, les aviateurs étaient anglais. Touchés dans leur propre chair par les bombardements de leur territoire par les Allemands, ils cherchaient à réduire au maximum les pertes en vies humaines. Ils visaient les ponts, viaducs, voies ferrées. Ils descendaient presque en rase-mottes. Ce jour là, ils avaient atteint de vrais objectifs stratégiques : la gare de La Seyne, le pont de Bandol, etc...

A La Seyne, la catastrophe vint de l'émissaire commun, on a suffisamment parlé de cette terrible journée, des 130 morts étouffés, écrasés. Je n'y reviens que pour souligner l'extraordinaire dévouement des sauveteurs et de la décision de la direction des chantiers. Tout le personnel de la sécurité fut mobilisé, des bouteilles d'oxygène amenées sur place. On peut affirmer que cette équipe a réduit considérablement le nombre de morts. Au passage, je veux signaler l'extraordinaire effort de ROY, fils de Madame ROY, marchande de cade de la rue Faidherbe. A lui seul, au cours de multiples va et vient, il a sorti sur ses épaules près d'une vingtaine de morts qui faisaient un véritable mur sur lequel se heurtent ceux qui, en arrière étouffaient, hurlaient, voulaient sortir. Dès le lendemain, le syndicat veut jeter un grand coup : l'appel à la grève générale est lancé ; de plus, il faut donner au 14 Juillet une importance exceptionnelle et préparer la grève insurrectionnelle dont le but sera de chasser de la ville les occupants et leurs complices. Le matin, quelques uns des militants dont le nombre avait grandi se “promenaient” sur la “Place de la Lune” aux alentours des portes, aux Mouissèques, pour convaincre - il faut avouer que c'était facile - eux qui approchaient de retourner chez eux. Ce travail de conviction se faisait aussi sur tous les lieux de rencontre : le port, les petits bars, les quartiers. La grève est effective les 12, 13 Juillet. Le climat était favorable à un grand 14 Juillet.

 

LE DÉFILÉ DU 14 JUILLET

On s'était donné rendez-vous à 15 heures sur le port, à l'angle de la rue Cyrus Hugues.

Bien sûr, le matin c'était la grève quasi totale. Bien avant 15 heures, aux alentours, des gens se “promenaient”, beaucoup pour “voir” ce qui se passait, combien on serait et aussi pour voir si “c'était tranquille” ; autrement dit, s'assurer de l'absence de la police ou des Allemands.

A 15 heures, la direction syndicale et d'autres, se rassemblent à l'angle de la rue. “Venez”, “Allons-y”, “n'ayez pas peur”, ces cris s'adressent à tous ceux qui sont autour. Bientôt nous sommes 300, peut être plus. 300 sous l'occupation, à quelques dizaines de mètres des chantiers où se trouvaient les cadres et les personnels allemands qui peuvent avertir les troupes ! 300 ça peut paraître dérisoire !

Il fallait y être pour comprendre ce que représentait 300 personnes qui défilent à travers le cours Louis Blanc, le boulevard du 4 Septembre, avec “La Marseillaise”et même “L'Internationale” qui éclatent, timide d'abord, puis très fort. La voix assurée, on se “gonfle” les uns les autres.

Et nous arrivons ainsi dans l'école Curie où s'étaient installés les dirigeants de la mairie, ces “édiles” pétainistes. De maire, d'adjoints ? Point ! Seulement le chef de la police et quelques petits gradés. “La Marseillaise” retentit.

Alors, Marius TRAVERSA, le secrétaire du syndicat, s'interpose entre les “officiels”, indécis, impassibles, et la foule. Dans un discours improvisé, il relate la grande lutte des ouvriers des chantiers, le débarquement, l'avance des alliés partout, la libération prochaine et il conclut à peu près ainsi :

“A partir d'aujourd'hui, nous sommes tous des FFI, préparons la grève insurrectionnelle pour chasser l'occupant et les collabos à sa botte”.

Un tonnerre d'applaudissements de mains et de cris accueille son appel.

Nous sommes retournés vers le port après avoir embrassé Marius qui, sur ordre “supérieur” fut retiré de la circulation. On ne devait se retrouver qu'en septembre. De nombreux groupes continuèrent à se promener sur le port sans que la police absente ne songe à intervenir. Ce 14 Juillet a fait la démonstration qu'à La Seyne, désormais, le pouvoir était vacant. Plus d'édiles municipaux, plus de police et aucune réaction des troupes allemandes. Ou bien nous sous-estimions nos forces, ou bien ce sont nos adversaires qui les surestimaient.

La grève continua aux chantiers les 15, 16 et 17 Juillet : certains en profitèrent pour se retirer de La Seyne qui se vida encore un peu plus ; le chantier n'était pratiquement plus au travail.

Jusqu'au 15 Août 1944.

Le débarquement en Provence ne surprit pas. Certains étaient prévenus depuis l'avant-veille. Pour ma part, demeuré le seul responsable de la CGT des chantiers à La Seyne, comme convenu auparavant , je me mis à la disposition de deux dirigeants de résistance locale : "Lilou" DIANA, capitaine FTP, et Lucien PICHAUD, lieutenant FFI.

Une première rencontre eut lieu au quartier TOUFFANY au “Ruisseau” chez notre ami “Gu” BERTODATO où était entreposée une “roné” qui avait bien servi les mois précédents. Mais je ne la découvrais que ce jour là.

Là fut constitué le groupe dirigeant de la résistance locale pompeusement appelé "État Major".

Nous prîmes position quartier du ROUQUIER, dans la villa de l'Amiral LE BIGOT, absent, d'où partirent les coups de mains auxquels prirent part une quarantaine de copains.

Des fusils, une mitrailleuse italienne, quelques fusils allemands pris dans quelques fortins isolés : voilà un premier stock vite accumulé. Mais nous n'avions vraiment aucune expérience de l'art militaire. Devant la villa, c'était un va et vient permanent, sans aucune méfiance. Vers le 17 ou 18 Août, cela faillit tourner au drame. Les Allemands étaient informés de notre présence tapageuse. Du Fort du Peyras, juste en face, ils nous avaient repérés et pris pour cible.

Une violente canonnade nous surprit ; les obus sifflèrent au dessus de nos têtes ; le bois du “chinois” au quartier Gavet fut la proie des flammes ; pendant que les pompiers étaient à pied d'œuvre pour éteindre l'incendie, nous partîmes à pied et en vitesse, en emportant le matériel de guerre.

Désormais, il y eut deux centres de rassemblement : à La Dominante - ancienne résidence de la Kommandatur et à l'école Curie, sans parler du poste de police devenu le lieu de renseignements et de liaisons avec les forces françaises du débarquement installées à OLLIOULES.

Les opérations de coups de mains continuaient.

Je me souviens d'un détail pittoresque : un jour nous aperçûmes, surgi du chemin de Bastian, un groupe de 9 à 10 soldats allemands dirigés par un civil. Par prudence, on les laissa approcher, cachés dans un bois tout proche, afin de tirer à coup sûr. Cette prudence évita un dénouement tragique : les “soldats allemands” étaient en réalité des polonais enrôlés de force dans l'armée allemande et le civil n'était autre que KLIMOFF, un Français d'origine russe. Ce dernier était en contact avec eux depuis quelques temps et les avaient aidés et convaincus de déserter avec armes et bagages. Au lieu des coups de feu, ce fut l'accolade fraternelle.

A La Dominante, sous la direction d'E. CORIGLIANO était rassemblée une équipe de jeunes. La plupart ouvriers des chantiers, beaucoup originaires des Mouissèques. Là étaient détenus quelques “personnages” déchus dont il nous est interdit de donner des noms. Il y eut hélas, quelques excès, fruit des FFI de la dernière heure. Quelques jeunes filles furent tondues par des écervelés qui voyaient dans ce geste le rachat de leur lâcheté passée. Ils furent d'ailleurs rapidement isolés et écartés. Mais il y avait aussi de vraies “têtes brûlées” qui n'ont jamais hésité devant des coups de mains dangereux.

Le tragique épisode du poste de police me revient en mémoire. Je me trouvais avec deux copains Jules SEUZARET et Gu BERTODATO chez un riche commerçant seynois, sur le cours Louis Blanc. On m'avait ordonné la réquisition d'un véhicule pour assurer une meilleure liaison avec les troupes françaises stationnées à Ollioules.

Il devait être 15 heures ou 15 heures 30. Nous avons entendu arriver et vu passer une traction avant noire, fonçant à toute allure, du coffre arrière, entrouvert, tombaient des paquets de grenades. Je reconnus la voiture et je savais qui la conduisait : PUJOL, un menuisier des chantiers, qui rejoignait “La Dominante”.

Quelques minutes suffirent pour comprendre l'allure démoniaque de la traction avant. Venu du bas du cours, un kommando de soldats allemands, montait en tirant à la mitraillette sur les immeubles du cours ; sans doute par crainte, puis, vers le commissariat, mais on ne le savait pas encore, retentit une série de rafales, une fusillade. Ce n'est qu'au bout d'un moment que le commando s'en revint toujours en arrosant les murs, les fenêtres surtout. Et nous trois qui n'avions pour toute arme qu'un petit 6,35, n'en menions pas large. Notre réquisition effectuée, nous regagnâmes ensuite le “quartier général”. Nous y apprîmes la résistance héroïque du poste et la fin tragique des trois policiers qui s'étaient sacrifiés en résistant jusqu'à la dernière cartouche. En représailles, le lendemain aux 4 Moulins, deux collabos Seynois bien connus et deux prisonniers allemands furent fusillés.

Une précision : pour constituer le peloton d'exécution, il n'y avait pas assez de volontaires, ces “têtes brûlées” répugnaient à tuer de sang froid, il fallut en désigner quelques uns d'office. Cette exécution fut rapidement connue des troupes allemandes. Elles surestimaient nos forces. De plus, elles craignaient “les terroristes”. C'est ainsi qu'elles prirent la décision d'abandonner le quartier de Brégaillon et sa batterie anti-aérienne et anti-chars. Cela fit l'affaire de notre ami Adolphe VERDAGNE - l'ancien boucher de la rue Cyrus Hugues - un des responsables du Parti Communiste de La Seyne ville; sous ses ordres des équipes allaient récupérer les nombreuses boîtes de conserves et autres denrées abandonnées dans le fortin et transportées dans l'entrepôt des “Coopérateurs du Midi”, avenue Charles Gide. C'est cette même équipe qui assura le ravitaillement et la garde des boulangeries durant cette période agitée.

 

LA DESTRUCTION DES CHANTIERS

Nous sommes aux derniers jours de l'occupation. Pour les Allemands la fin est proche. Le directeur allemand des F.C.M vient de se suicider à l'annonce de la mort de sa famille dans une ville qui venait de subir un terrible bombardement allié. Mais jusqu'au bout, ils exécutèrent leur plan de destruction et de ruine. Il est environ 17 heures. Je me trouvais dans un bureau de l'école Curie. Le directeur français des chantiers : le résistant entre. Il m'informe que les troupes allemandes sont en train de miner les titans, le pont transbordeur, les grosses machines à la mécanique et autres ateliers. Nous discutons sur l'importance des soldats allemands dans le chantier. Hélas, les moyens de liaison, le ou les artificiers manquent. De plus, nous n'avons pas les forces en hommes et armes nécessaires pour affronter l'ennemi et couvrir une éventuelle protection d'une équipe de déminage. Et le délai imparti est court, trop court. Les mines exploseront le lendemain.

Malgré toutes nos recherches et nos efforts, nous sommes au regret de constater qu'on n'y pourra rien. Et c'est ainsi qu'à quelques jours de leur départ, les troupes allemandes fortement armées et énormément présentes vont accomplir leur oeuvre de mort. Les chantiers sont détruits, mais aussi tout le quai du port de La Seyne.

LE 26 AOÛT A 16 HEURES, LA SEYNE EST LIBRE

Le Mercredi 23 Août au soir, le groupe dirigeant se réunit pour la dernière fois dans la maison de la famille BERTODATO, au “Ruisseau”.

Le commandant français, à Ollioules, nous donne la date de l'entrée des troupes à La Seyne : le Samedi 26 Août. Cependant, il nous demande de “réduire” le dernier obstacle : une batterie de D.C.A allemande installée sur l'emplacement de l'actuel jardin de la ville, près du monument aux morts. Cette batterie est un risque redoutable pour la colonne de blindés français dont les pertes depuis le 15 Août sont déjà lourdes.

Ce Mercredi soir, ce sont surtout les deux chefs militaires DIANA et PICHAUD (les autres écoutant) qui mettent au point un plan d'attaque pour le samedi matin.

Une mitraillette, trois fusils mitrailleurs, une vingtaine de fusils et une quantité de grenades doivent venir à bout de ce réduit allemand. Heureusement, nous n'avons pas eu à l'éprouver. Le Samedi matin, tous les Allemands avaient déjà quitté le jardin de la villle et regagné le Fort Napoléon.

Ce Samedi 26 Août était une belle journée ensoleillée ; dès la veille tout le groupe des résistants était rassemblé en armes place Germain LORO, dans la cour des maristes. Dès le début de l'après midi, nous étions un groupe devant la Bourse du Travail, cette Bourse d'où furent organisées toutes ces grèves et manifestations. L'immense drapeau était prêt à accueillir l'Armée de la Libération. En effet, la colonne des blindés s'avance et il est 16 heures quand elle s'arrête devant le Bourse du Travail ; à cet instant le drapeau tricolore se déploie lentement jusqu'au haut de la hampe, les couleurs françaises soulèvent un immense tonnerre de cris de joie jailli d'une foule qui ne cesse de grandir.

Pour moi, ce fut un serrement de gorge quand je vis descendre le tankiste du premier char. Nous nous sommes reconnus tout de suite malgré cinq ans de séparation, Auguste ARESU avait voulu et obtenu de ses chefs à être le premier à entrer dans La seyne de son enfance et de sa jeunesse. Nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre et des larmes ont coulé. Nous avons travaillé ensemble de 1935 à 1939 comme receveurs sur les “Autobus Etoile”. Quelques instants nous avons bavardé, puis les fantassins - des Marocains, des Noirs - sont arrivés et ont stationné sur la place Bourradet. Un officier vint demander aux groupes badauds, si quelqu'un connaissait le chemin exact du Fort Napoléon toujours occupé par les Allemands. Finalement, ce fut un artisan peintre du Rond Point des Sablettes “un Varois de Paris”, LEHUGEUR qui monta sur la jeep aux côtés de l'officier. Le soir, vers 21 heures, tous les soldats allemands qui s'étaient rendus après un court échange de rafales, étaient à leur tour sur cette place Bourradet, avant de partir pour un camp de prisonniers. Le lendemain, le camp retranché de Saint Mandrier tombait à son tour. C'était la fin de l'occupation, la Libération.

Ces quelques pages ne prétendent pas être l'histoire de la Résistance dans les “Chantiers Navals”.

Seulement un épisode vécu que je peux donc verser à un dossier à venir.

Je n'avais pas de responsabilité autre que celle de membre de secrétariat du syndicat. D'autres, encore vivants, aux chantiers comme dans la ville de La Seyne peuvent peut être encore beaucoup apporter : Diego FERNANDEZ ? Charles LE HIR (il était employé aux F.C.M). Mais ces quelques pages illustrent suffisamment pourquoi la cité de La Seyne a eu la Croix de Guerre avec Médaille de Vermeil.

“...par des sabotages et des grèves, etc...”.

 

 

Louis PUCCINI

Ancien membre du secrétariat du syndicat 1943 - 1945

ANNEXE (Janvier 1990)

 

RESPONSABLES DES SYNDICATS CGT DE LA CONSTRUCTION NAVALE MÉDITERRANÉENNE - 1943 - 1944 ET CE QU'ILS SONT DEVENUS.

 

MARSEILLE

Raoul COTTIER-COMBES

EXBRAYAT

 

AIX

BOMBES probablement décédé

 

PORT DE BOUC

RIEUBON Maire honoraire de Port de Bouc

José NUNEZ

CAPARROS

 

LA CIOTAT

Joseph CARMAGNOLE (KIKI) Longtemps maire socialiste de La Ciotat, aujourd'hui responsable des Retraités CGT des métaux.

Henri TOURNOUR probablement décédé

Lucien REVEST

Denis RICCI

Antoine TROTOBAS

 

LA SEYNE

Marius TRAVERSA décédé en 1948 à Toulon

Henri GARNIER décédé en 1987 à La Ciotat

BLANCHENOIX décédé en 1988 à La Seyne

CHAMAND décédé en 1944 à La Seyne

André GUILBAUD décédé à Toulon

Jules SEUZARET retraité, retiré à Marseille

Louis PUCCINI retraité à La Seyne

Paulin BLANCHON licencié des F.C.M en 1947, fondateur de la Mutuelle Varoise à La Seyne (avec DUFFAU), décédé en 1989

Louis MICHEL retraité des F.C.M, membre de l'ANACR, décédé à Ollioules en 1988

“Lilou” DIANA retiré près de HYERES après une carrière aux Autobus Étoile, décédé en 1988 (Capitaine F.T.P.F homologué)

Lucien PICHAUD Lieutenant FFI en 1944, perdu de vue.

 

 

AUTRES MILITANTS A QUI DEMANDER DES TÉMOIGNAGES

 

Antoine NAVARRO

Adolphe VERDAGNE

Marius AUTRAN

Paul BARDIN

Fernande BARDIN

Diégo FERNANDEZ

Josette VINCENT

DEROVERE

Charles LE HIR employé des F.C.M dont j'ignore la responsabilité de l'époque

Paul VICAL secrétaire de de l'ULCGT de La Seyne jusqu'en 1947, puis responsable des Mutilés du travail à La Bourse du Travail de Toulon.

 

LE PREMIER SEYNOIS ENTRE A LA SEYNE DANS LES F.F.I

Auguste ARESU ancien receveur des “Autobus Etoile” de 1935 à 1939 ; parti à Mers el Kebir en 1940, premier tanksite arrivé à la Bourse du Travail le 25 Août 1944 ; aujourd'hui retiré à Salernes (ami de Jean PASSAGLIA)

En priant aux nombreux autres de m'excuser.